
acquisitions 2009-2010 : une année d’accroissement
le musée de la bande dessinée enrichit ses collections
Les collections du musée de la bande dessinée d’Angoulême, établissement de référence pour le domaine au niveau national, se doivent d’être les plus complètes et les plus pertinentes possible sur l’histoire de la bande dessinée francophone dans sa richesse et sa diversité et de mettre celle-ci en relation et en perspective avec les créations européennes et américaines.
L’essentiel du parcours muséographique est bâti sur le principe didactique d’un déroulement chronologique de la bande dessinée européenne et américaine, témoignant des influences réciproques.
Depuis son ouverture en juin 2009, le musée poursuivi l’enrichissement de ses collections et a acquis 140 nouvelles planches en un an, que ce soit sous forme d’achats ou de dons.
L’ensemble de ces acquisitions poursuit la construction de la collection de manière cohérente en réponse au parcours muséographique défini par le projet scientifique et culturel, d’une part en tirant parti des opportunités, d’autre part en menant un inlassable travail de prospection, notamment auprès des auteurs. Cette politique d’acquisitions est soutenue par les dons de l’Association des amis du musée.
Les achats auprès d’auteurs et de collectionneurs, en vente publique ou encore à des marchands spécialisés sont le fruit d’une approche concertée du conseiller scientifique et de la conservation du musée.
les franco-belges
les prémices franco-belges
La protohistoire de la bande dessinée est illustrée par l’acquisition de trois œuvres de Georges Pignon dit Jordic (1876-1915). Ses histoires enfantines (Monsieur de la Hure, Marie aux sabots de bois) paraissent d’abord dans la presse illustrée (L’Assiette au Beurre, Le Petit Journal illustré de la Jeunesse, La Semaine de Suzette, etc.) avant d’être adaptées et reprises en albums (17 albums entre 1909 et 1914). Avec des auteurs comme Jobbé-Duval, De la Nézière (présents dans nos collections), il représente une forme spécifique des débuts de la bande dessinée en France, marquée par l’héritage de Töpffer, mais également perméable aux influences de l’illustration pour enfants.
les franco-belges historiques
Jacques Laudy, qui participe en 1946 au lancement de l’édition belge de l’hebdomadaire Tintin, donne Le Voleur de Bagdad, le premier épisode d’Hassan et Kadour, pour Tintin en 1948 sur un scénario de J. van Melkebeke. C’est une épopée fantastique et merveilleuse au pays des Mille et une Nuits dans laquelle deux garnements trouvent le moyen de voyager à travers les siècles. Cette rare planche (1949) au graphisme à la fois humoristique et réaliste appartient à la première série (1948-1952) qui est brièvement reprise par l’auteur avec trois récits entre 1960 et 1962. Nom important de l’histoire de la bande dessinée franco-belge, Laudy manquait encore au Musée. L’entrée de cette planche dans nos collections est donc un événement.
Condisciple et ami de Franquin et Peyo, Eddy Paape est un des meilleurs représentants de la tradition franco-belge, qui présente la particularité d’avoir fait en Belgique sa carrière dans les deux journaux concurrents de l’époque, Tintin et Spirou. Cette planche de jeu plutôt anecdotique nous permettra d’illustrer les « à-côtés » du travail des auteurs, quand ils se devaient d’animer les pages rédactionnelles de la revue qui les publiait.
Greg (Michel Regnier, dit) fut l’un des créateurs les plus prolifiques de la bande dessinée franco-belge, et un véritable homme-orchestre : scénariste, dessinateur, rédacteur en chef de Tintin, directeur éditorial, il travailla également pour le cinéma. A la demande de René Goscinny, il crée en 1963 pour Pilote l’inénarrable Achille Talon qui rencontre immédiatement un succès considérable. Le gag « Nez bruitez pas » en deux planches (1968) est un bon exemple de sa manière et vient renforcer un choix de planches déjà présentes dans nos collections qui rendent justice à un créateur marquant de la bande dessinée européenne d’après-guerre.
les maîtres des années 60 et 70
13 rue de l’Espoir de Paul Gillon est l’une des bandes dessinées quotidiennes françaises les plus célèbres. Ce daily-strip à la française sur le modèle des girl-strips américains qui paraît dans France-Soir de 1959 à 1972 reste un sommet inégalé du genre. Derrière les démêlés sentimentaux et professionnels de l’héroïne se dessine en effet en creux une fresque assez précise de l’état de l’évolution des moeurs françaises, à une époque, les années 60, où le vent de l’émancipation commence à souffler. La rigueur, l’élégance des formes épurées donnent à l’oeuvre réaliste de Paul Gillon un caractère unique.
Illustrateur, passionné d’imaginaire et de science-fiction, Jean-Claude Forest publie Barbarella à partir de 1962 dans V Magazine, revue « pour hommes » spécialisée dans les femmes dénudées. Barbarella est une héroïne en avance sur son temps : maîtresse de son destin et de son corps, c’est elle qui mène sa vie et choisit ses amants (elle séduit même un robot !). Ce que les péripéties imposées par le genre érotique pourrait avoir de laborieux est transcendé par la puissance graphique de Forest, assurément l’un des grands maîtres du pinceau, et la richesse d’un univers poétique sans équivalent pour l’époque. Le Musée possède plusieurs planches de Forest, mais seulement deux de Barbarella, dont cette pièce, qui témoigne d’une œuvre que les spécialistes, les historiens et les créateurs considèrent unanimement comme géniale et fondatrice de la bande dessinée adulte française.
Philippe Druillet, entré à Pilote en 1969, publie en 1972 un album qui fait événement, Les Six voyages de Lone Sloane, six ans après le premier épisode de la vie du héros. La planche de Delirius proposée paraît dans Pilote la même année sur un scénario de Jacques Lob. L’auteur y montre sa maîtrise novatrice de la mise en page, avec des cadrages audacieux, notamment une planche case entière qui donne un rythme inhabituel à la narration fantastique et préfigure son œuvre picturale ultérieure (le musée possède une toile).
La planche de Nicolas Devil, Saga de Xam (1967), est bien dans l’esprit des auteurs publiés par Eric Losfeld et surtout de l’époque, les années 60. Etonnant mélange de propos révolutionnaires, de réflexion sur l’histoire mondiale de l’art et d’érotisme cérébral, la Saga est une oeuvre généreuse et touffue, plutôt datée et, précisément à cause de cela, passionnante. Elle a joué un rôle déterminant dans la vocation de nombreux auteurs de l’époque, au premier rang desquels Druillet, qui est intervenu dans une séquence du récit.
Moment important de la vie de Pilote, Sergent Laterreur, bande brève mais marquante qui parut entre 1971 et 1973, avait une génération d’avance pour le jeu du trait, le récit, les onomatopées. Reprenant le genre éculé de l’humour militaire, les auteurs belges Touïs et Frydman y injectent une bonne dose d’absurde et d’anarchisme, rejouant éternellement la confrontation entre le petit sergent borné et le « gros » de la troupe.
les contemporains
Illustrateur, scénographe, affichiste, Marc-Antoine Mathieu pratique une bande dessinée rare. Marqué par Borgès, Fred et Kafka, il a développé un univers implacable et absurde où le jeu narratif sur des contraintes formelles fortes débouche une vertigineuse réflexion existentielle. Pratiquant sous forme graphique le palindrome et autres contraintes oulipiennes transposées en dessin, il parvient à faire ressentir avec force (et humour) l’absurdité d’une condition humaine ballotée par des enjeux qui la dépassent. C’est une des œuvres marquantes de la bande dessinée française de ces deux dernières décennies.
Florence Cestac est passée par l’école des beaux-arts de Rouen, puis par les Arts Décoratifs de Paris avant de se lancer au début des années 70 dans l’illustration et la bande dessinée. En compagnie d’Étienne Robial et Denis Ozanne, elle reprend la librairie Futuropolis à Paris en 1972, puis participe avec Robial à la création des éditions du même nom deux ans plus tard. Démarre alors une formidable aventure qu’elle décrit avec humour dans son album La Véritable histoire de Futuropolis (Dargaud 2007). Futuropolis contribue à la redécouverte du patrimoine de la bande dessinée française et américaine, mais également à la découverte de toute une génération de nouveaux auteurs d’Europe et d’outre-Atlantique, qui pose les bases de la bande dessinée d’auteur contemporaine. La planche acquise témoigne du moment où, en janvier 2000, Florence Cestac a appris qu’elle était désignée par ses pairs Grand Prix de la ville d’Angoulême. Choisissant une mise en page toute simple, avec une succession de neuf cases identiques, elle nous offre, avec un sens toujours aiguisé de l’autodérision, un moment de vie, saisi sur le vif, avec ses détails amusants (le chat qui, en contrepoint, vit une petite histoire parallèle).
Mazan, alias Pierre Lavaud, est l’héritier brillant car non servile d’une tradition franco-belge dont il a perpétué les meilleurs aspects : dynamisme, lisibilité, élégance. Sa production, constante depuis près de vingt ans, se partage entre l’humour nonsense, l’évocation presque steam-punk d’un futur étrange et inquiétant et un sens de la bouffonnerie curieusement teinté de mélancolie.
Apparue en 2005, Aya de Yopougon transporte le lecteur à Abidjan (Côte d’Ivoire) en 1978, et plus précisément dans le quartier de Yopougon. Là se croisent des dizaines de personnages dont nous suivons les mésaventures très quotidiennes. On sent que la scénariste Marguerite Abouet, originaire de Côte d’Ivoire, a mis beaucoup d’elle-même et de ses souvenirs dans cette saga qui renouvelle avec bonheur la tradition du soap opera en bande dessinée et permet au lecteur occidental de comprendre « de l’intérieur » le mode de vie, le langage (extrêmement savoureux) et les motivations de personnages qui ne perdent jamais leur poids d’humanité. Clément Oubrerie met son crayon précis et plein de vivacité au service d’une narration chorale. Les couleurs, ajoutées ultérieurement, confèrent une luminosité toute africaine au récit.
Ancienne résidente de la Maison des auteurs d’Angoulême, Aude Samama, jeune dessinatrice qui publie depuis une dizaine d’années, est une des plus remarquables praticiennes de la couleur directe. Fascinée par la voix et la légende de la grande Amalia Rodrigues, elle lui a consacré une brève biographie à la fois pertinente et hautement personnelle où éclate une maîtrise technique impressionnante, au service d’une vision sensible de la grande chanteuse. Jorge Zentner, qui travailla avec Mattotti, Pellejero et Muñoz, lui a apporté une histoire teintée de magie où la lente déchéance d’un homme se déroule dans un décor urbain rendu avec une belle économie chromatique, Aude Samama privilégiant les teintes rabattues de couleurs traitées en larges bandes.
Autre ancien résident de la Maison des auteurs, Cyrille Pomès est un jeune auteur français dont le talent prometteur n’a pour l’instant été réellement visible que dans un album, publié voici quelques années aux éditions Albin Michel. La planche offerte par les amis du Musée nous permet de prendre date avec un créateur dont nous pensons qu’il est appelé à produire une oeuvre remarquable.
Dessinant depuis bientôt vingt ans, Tiburce Oger est un des, sinon le meilleur représentant de la bande dessinée merveilleuse post-tolkienienne, qui bénéficie des faveurs d’un public jeune et particulièrement enthousiaste. Nous ne possédions que peu d’oeuvres de ce genre, qui se déploie depuis plusieurs décennies maintenant au cinéma, dans la littérature et le jeu vidéo.
les américains
La collection s’enrichit de classiques américains très importants : Frank King, Billy Debeck, Harold Gray, Rube Goldberg.
L’action de Gasoline Alley, conçue à l’origine (1918) par Frank O. King comme une série éducative dédiée à l’automobile, se déroule dans une petite ville des États-Unis et met en scène un groupe de passionnés de mécanique. Les protagonistes vieillissent au fil des années, se marient, ont des enfants. Les deux planches sont emblématiques de cette série qui constitue un document sociologique sur la société américaine. Par son graphisme simple et expressif Frank King a hissé sa série au sommet du genre.
Barney Google naît sous la forme d’un daily strip en 1919 enfanté par Billy Debeck. Ce strip connaît un immense succès. La planche illustre bien les ennuis domestiques du héros débonnaire, confronté à sa mégère de femme, qui ne partage pas sa passion des courses hippiques et de son sympathique cheval Sparky Plug. Gagman hors-pair, DeBeck possède un sens aigu du loufoque et de la dérision et ses dialogues délirants aux formules argotiques quasi intraduisibles font aujourd’hui partie de la culture populaire américaine.
Harold Gray, maître du feuilleton mélodramatique a, avec Litte Orphan Annie, établi un classique de la bande américaine. Ses personnages au regard vide ont fasciné les lecteurs, sensibles par ailleurs au noir et blanc dramatique que Gray pratique avec un expressionnisme digne des grands films lacrymaux de l’époque. On a brocardé le conservatisme parfois outrancier d’une série qui revendiquait une idéologie de l’effort. On perçoit surtout aujourd’hui la poésie d’une oeuvre qui a marqué des auteurs comme Shelton, Crumb ou Chris Ware.
Aux États-Unis, un « Rube Goldberg » est une expression désignant un dispositif compliqué mis en oeuvre pour obtenir un résultat dérisoire. Rube Goldberg s’était fait une spécialité de ces schémas délirants, qui lui valurent une gloire immense et durable. Il avait, avant cela, multiplié les séries comiques, à l’instar de celle dont provient le strip acquis par le musée. Efficace, elliptique et plein de verve, l’humour de Goldberg est intemporel.
Graham Ingels, dit également « Ghastly », fut un des auteurs-phares des « Horror comics » qui, dans les années 50 défrayèrent la chronique et faillirent entraîner l’interdiction de la bande dessinée. Le graphisme hanté d’Ingels est reconnaissable entre tous et, par son outrance même, désamorce ce que les histoires qu’il illustrait pouvaient avoir de macabre. Il reste un des grands noms de la bande dessinée de genre, qui influence Bernie Whrightson et Richard Corben, et son entrée dans les collections de notre musée est une excellente nouvelle.
Issu, comme ses amis Crumb et Spiegelman, du mouvement underground américain dans les années 60, Bill Griffith anime depuis bientôt quarante ans un personnage de microcéphale qu’il a fait vivre dans de nombreuses revues avant que King Features Syndicate, la première agence de presse américaine, lui propose une distribution nationale. Depuis plus de vingt ans, Zippy the Pinhead et ses acolytes dessinés, dont une incarnation de Griffith lui-même, se livrent à une critique aussi virulente que nonsense de la société américaine, son consumérisme outrancier, son goût pour la junk culture et les divertissements de masse. Exemple unique de strip quotidien inspiré d’Alfred Jarry, des Three Stooges et de la bande dessinée Nancy, Zippy bénéficie d’un statut « culte » dans son pays d’origine. Les sept strips aujourd’hui proposés seront suivis dans les mois qui viennent de l’acquisition d’une remarquable histoire de Griffith datant des débuts de sa carrière, dont nous négocions actuellement les conditions.
Peter Bagge, découvert et publié par Robert Crumb, est le meilleur représentant de l’humour de la génération grunge. Son humour de situation extrapole avec une hilarante efficacité les péripéties quotidiennes les plus ahurissantes.
Le récit David Boring, de Dan Clowes est paru en épisodes dans la revue Eightball avant de paraître en recueil aux éditions Fantagraphics Books en 2000. Ce récit décrit la vie du héros éponyme, jeune homme de 20 ans qui travaille comme gardien de nuit dans la ville d’Oceana. Cette histoire très dense et riche en rebondissements mêle polar, conflits familiaux et désordres sentimentaux dans un contexte de conflit nucléaire qui menace de dévaster toute l’Amérique du Nord. Au final, Dan Clowes adopte dans ce récit un ton étonnant, parfois drôle, teinté d’étrangeté et de suspense, qui fait toute l’originalité de cette oeuvre au style graphique dépouillé.
Gilberto Hernandez, co-auteur avec son frère Jaime de la série Love and Rockets, a été comparé, rien de moins, au Gabriel Garcia Marquez de Cent ans de solitude. L’univers qu’il déploie depuis 25 ans autour du petit village imaginaire de Palomar, situé quelque part en Amérique centrale, met en scène des centaines de personnage et mêle avec une force hypnotique la chronique quotidienne, un fascinant monde imaginaire et des réflexions géopolitiques fascinantes. Reconnu et fêté par ses pairs, il est aujourd’hui considéré comme un classique.
Tony Millionaire renouvelle le strip quotidien en renouant avec l’esthétique des années 20, qu’il amalgame avec un humour nonsense qui emprunte à la culture populaire et à la littérature de genre. Sous d’autres pseudonymes, l’auteur a par ailleurs exploré d’autres univers graphiques, également marqué par l’onirisme et une belle étrangeté.
Avec Bottaro, Carpi, Scarpa, ce sont les meilleurs dessinateurs de Disney qui se trouvent réunis, maîtres de la bande dessinée italienne comique de petit format des années 50, qui ont nourri l’univers de Mickey et surtout de Donald au point qu’ils ont influencé en retour les auteurs américains contemporains (au premier rang desquels Keno Don Rosa).
Les planches d’Hugo Pratt sont rares sur le marché, c’est pourquoi il faut saluer l’entrée de la planche de Sgt Kirk dans nos collections. De cette série, démarrée dans les années 50 alors que Pratt séjournait en Argentine, on peut dire qu’elle constitue un des premiers exemples d’un western progressiste dans son propos, servi par le graphisme efficace d’un Pratt qui se détachait alors lentement de la forte influence du maître américain Milton Caniff.
Rare document, emblématique des détournements situationnistes de la bande dessinée, l’ensemble Voyage sur Uburanus ou Notions de psychanalyse à l’usage de jeunes enfants tirées des meilleurs auteurs contemporains a été réalisé par Noël Arnaud (qui dirigeait Situationnist Times avec Jacqueline De Jong) pour sa carte de vœux en décembre 1962.