
acquisitions de 2012 : kurtzman et les autres
les collections s’enrichissent
Ces derniers mois, des pièces remarquables sont entrées dans les collections du musée de la bande dessinée. Achat auprès d’auteurs, acquisitions faites auprès de vendeurs spécialisés, dons d’ayants droit ou de l’association des Amis du musée de la bande dessinée (AMBD), l’ensemble de ces pièces provenant de zones géographiques et de périodes très diverses enrichit notablement les collections du musée de la bande dessinée, premier établissement du genre en Europe. Petit tour d’horizon en forme de florilège.
kurtzman dans la jungle
Né en 1924, le dessinateur et scénariste américain Harvey Kurtzman reste relativement méconnu du grand public, alors que sa réputation est immense chez tous les dessinateurs américains contemporains et qu’il a influencé des auteurs français aussi remarquables que Morris, René Goscinny (ils furent amis), Georges Wolinski, Marcel Gotlib ou René Pétillon…
Scénariste de BD de guerre à la fin des années 1940, il fournit à ses dessinateurs des histoires entièrement dialoguées et découpées, d’une stupéfiante intelligence narrative. Les scénarios de Kurtzman, loin des habituels récits revanchards et manichéens, décrivent la guerre comme une expérience qui broie des hommes dépassés par ce qu’ils affrontent.
Le lancement de Mad en 1952 va le faire entrer dans l’histoire de la culture populaire américaine. Inventeur du concept, scénariste de toutes les histoires qui paraissent dans les premiers numéros, il est le premier à user de la parodie comme d’une arme de critique sociale. S’attaquant d’abord aux classiques de la bande dessinée américaine, il moque ensuite l’American way of life qui triomphe alors. Le succès de la revue, servie par des dessinateurs exceptionnels (Jack Davis, Bill Elder, Wallace Wood, John Severin), sera foudroyant autant que durable (le titre paraît toujours). Kurtzman quitte Mad en 1956. Il crée alors plusieurs revues où Robert Crumb, Woody Allen, John Cleese et Terry Gilliam font leurs premiers pas puis, avec son complice Bill Elder, crée Little Annie Fanny pour Playboy. Bénéficiant d’énormes moyens de production, Little Annie Fanny (parodie d’un classique larmoyant et réactionnaire des années 1930) est à la fois une bande sexy et une mise en boîte délirante de l’Amérique des années 1960 à 1980. Harvey Kurtzman ressent au cours des années 1980 les premiers effets de la maladie de Parkinson qui va handicaper la fin de sa vie. Il meurt en 1993, d’un cancer du foie.
Le Jungle Book d’Harvey Kurtzman est l’une des rares œuvres entièrement de sa main. Réalisé en 1959 pour la maison Ballantine, il est aujourd’hui considéré comme l’un des premiers « romans graphiques » de la production américaine. Il ne s’agit pas pour Kurtzman de revisiter le livre de Rudyard Kipling, mais de se moquer une fois de plus du mode de vie américain. Divisé en quatre chapitres indépendants, le Jungle Book tourne en dérision les feuilletons télévisuels, le monde de la presse et des médias, et les mœurs des petites villes du cœur des États-Unis. Il parvient à rendre hilarante une critique acerbe de son pays, et démontre une maîtrise impressionnante de la narration BD. Usant d’un trait enlevé et d’un lavis d’une parfaite lisibilité, il est d’une modernité incomprise à l’époque, mais qui marque profondément les jeunes créateurs. Robert Crumb et Art Spiegelman, les deux figures marquantes de la bande dessinée US depuis les années 1960, tiennent ce livre en très haute estime (Spiegelman en parle comme d’un « texte sacré »).
Les deux pages acquises par le musée de la bande dessinée proviennent de l’épisode intitulé Decadence Degenerated. Racontant un fait-divers qui secoue la population d’une petite bourgade du cœur des USA, Kurtzman se livre à une attaque en règle de la bien-pensance américaine, engoncée dans ses convenances, son hypocrisie et ses vices cachés. Cet épisode est sans doute le plus drôle, mais aussi le plus noir du Jungle Book. Le découpage en quatre cases donne un rythme rapide à la séquence. On admirera le placement des bulles qui, non seulement contiennent des dialogues qui « sonnent » bien, mais guident l’œil du lecteur dans la lecture de la page. Les postures des personnages, traitées avec ce qu’il faut d’exagération, frappent par leur justesse.
vincent et toulouse
Gradimir Smudja est né à Novi Sad en juillet 1954 en ex-Yougoslavie. Ayant émigré en Suisse en 1982, il travaille comme copiste pour un galeriste. Déployant un grand savoir-faire technique, il dessine et peint sur de nombreux supports (bois, toile, papier…), puis devient caricaturiste. Il s’installe bientôt à Lucques en Italie, où il réside encore actuellement. Fasciné par la vie et l’œuvre de Van Gogh, il publie en 2003 Vincent et Van Gogh, diptyque qui remporte un grand succès critique et populaire. Il a depuis entrepris un autre cycle sur Toulouse-Lautrec, Le Cabaret des muses.
Fasciné par les artistes de la Belle-Epoque, il s’attache à révéler, à sa manière peu cartésienne, l’envers de cette époque de jaillissement intellectuel et artistique. Sa maîtrise des techniques traditionnelles, sa connaissance des œuvres des peintres qu’il évoque éclatent dans les deux pages (l’une provenant de Vincent et Van Gogh et l’autre du Cabaret des muses) que les Amis du musée de la bande dessinée ont acquises pour le musée. Elles sont l’œuvre d’un artiste atypique et témoignent d’une esthétique rare en bande dessinée, qui mérite d’être représentée dans nos collections.
autobiographique
Scénariste remarqué pour ses collaborations avec Etienne Davodeau (Un homme est mort, inspiré de la vie du cinéaste René Vautier) et Maël (Notre mère la guerre, sur la Première Guerre mondiale), Kris est né en 1972. Scénariste marqué par les mangas et les récits de grande ampleur, il cherche toujours dans ses scénarios à mêler action et mise en contexte historique, sociologique, politique…
Écrit par Kris, Coupures irlandaises (dessiné par Vincent Bailly) est un récit très largement autobiographique : en 1987, deux jeunes lycéens français partent en Irlande du Nord pour un voyage linguistique. Totalement inconscients de la situation politique de cette province du Royaume-Uni, ils découvrent avec naïveté l’antagonisme entre les communautés catholique et protestante, et la violence latente de la vie à Belfast. Cette plongée dans le conflit religieux, et aussi la découverte des filles, va faire basculer les deux jeunes gens dans l’âge adulte… Témoignage historique puisé aux meilleures sources scientifiques, Coupures irlandaises est une œuvre de fiction : la fin dramatique, quoiqu’extrapolée d’une réalité plausible, est une pure invention.
une statuette
À côté de la parution pléthorique de revues et d’albums de bande dessinée, il existe une autre production que les aficionados appellent le « para-BD », à savoir tous les objets, figurines, statuettes et parfois statues que des officines spécialisées éditent en quantité limitée pour un cercle plutôt restreint d’amateurs en Europe et aux États-Unis. Ces dernières années, l’association des amis du musée de la bande dessinée avait réussi à convaincre quelques maisons spécialisées de faire don de certaines de leurs pièces au musée de la bande dessinée. Cette année, c’est la maison SF collector qui a donné un exemplaire de la statuette de Rahan. Le bien connu « fils des âges farouches », dont la première aventure a paru initialement dans Pif en 1969, est un athlétique chasseur blond imaginé par le scénariste Roger Lécureux et mis en images par André Chéret. Archétype du héros solitaire, Rahan évolue dans une préhistoire de convention, et représente la force de la raison dans un monde envahi par les croyances et les superstitions. Croisement de Tarzan et des héros solitaires de westerns américains, il est resté extrêmement populaire parmi ses anciens lecteurs.
La statuette qui rejoint nos collections mesure 22 cm de hauteur et a été réalisée en résine entièrement peinte à la main. Il est accompagné de deux colliers qui font partie de sa panoplie, l’un comportant cinq et l’autre six griffes, chacune symbolisant une qualité spécifique (générosité, courage, sagesse, loyauté, ténacité, ingéniosité).
documents préparatoires
Né en 1958 à Toulouse, Serge Carrère est depuis trois décennies dessinateur (et scénariste) de bande dessinée. Sa série la plus connue, Leo Loden, est une BD policière dont l’intrigue se déroule à Marseille. Mais il a également abordé, comme dessinateur et scénariste, la science-fiction (L’Héritier des étoiles) et la production jeunesse (Les Quatre-quarts, Les Elfées…) Tenant d’une certaine tradition franco-belge, il pratique un dessin tout en rondeurs constamment lisible.
Les documents qu’il a, par l’intermédiaire de l’association des Amis du musée de la bande dessinée, donnés à notre musée, sont d’une indéniable valeur pédagogique : extrait d’un story-board d’un épisode des Quatre-quarts, pages du découpage dessiné et dialogué du tome 5 de la série Les Elfées, d’une parfaite lisibilité, malgré la rapidité de leur exécution.
une page pour les filles
Depuis 1982, Julie, Claire, Cécile raconte les mésaventures quotidiennes de trois grandes adolescentes qui ne vivent plus chez leurs parents, entre cohabitation plus ou moins harmonieuse, la vie scolaire et… les garçons. Une planche de cette série parue dans l’hebdomadaire Tintin et fonctionnant sur le principe du gag en une page entre dans nos collections. Julie, Claire, Cécile est un classique de la « BD pour filles », genre antérieur à la vague actuelle des « BD girly » qui font florès depuis quelques années en album et sur le Net.
Bom (scénariste réputé) et Sidney signent avec Julie, Claire, Cécile leur création la plus ancienne, marquée par un succès jamais démenti, puisque en trente ans, 23 albums ont paru aux éditions du Lombard.
portrait tintinophile
Pascal Somon travaille dans la publicité, l’édition et même le stylisme. Ses incursions dans la bande dessinée sont rares. Les lecteurs de séries plus classiques connaissent Gin Row (scénario de Dewamme), paru en 1992. Plus récemment, en 2003, il a illustré Fred et Léa, sur scénario de Jean-Blaise Djian. Dans ces ouvrages, son style rappelle le dessinateur belge Hulet et surtout Enki Bilal.
Mais il est une autre facette de sa production : Pascal Somon s’est en effet fait une spécialité d’illustrations directement inspirée de l’univers de Tintin. Reprenant les grandes figurent de la saga hergéenne, il les isole dans des illustrations au format carré, qui évoque lointainement des tableaux. Mêlant les techniques (encres, crayons, gouaches), il joue de la ressemblance des personnages, tout en refusant l’un des principes fondamentaux du style d’Hergé : le traitement résolument non spectaculaire de la couleur, posée chez Hergé en aplats de couleurs unies. Somon joue au contraire des contrastes, des dégradés et de la luminosité des couleurs.
Ce travail reflète un des aspects de la « culture BD » : une « tintinophilie » qui prospère sur la passion de nombreux amateurs, désireux de prolonger sur d’autres supports la magie de leurs lectures de jeunesse.
hommages coréens
Enfin, le musée enregistre les dons du groupe de dessinateurs coréens regroupé autour de la maison d’édition Sai Comics, qui a participé avec enthousiasme à l’exposition Cent pour cent. Kim Han-jo décalant le classique hollandais Bob Van den Born ; Baek Jong-min rendant un hommage sensible au maître chinois He Youzhi ; Kim Dae-joong donnant une vision assez noire d’une page somme toute romantique du français Killoffer ; Park So-rim réinterprétant les lavis virtuoses de Pascal Rabaté ; Kim Eun-sung saluant le talent du grand auteur américain Chris Ware, chacun montre son talent particulier. Tous ensembles témoignent de l’ouverture d’une nouvelle génération d’auteurs asiatiques aux courants novateurs de la bande dessinée mondiale.